Texte, image et manipulation

13/06/2021          

          Un article Web est composé de 4 éléments : un titre, une image, un chapô et un texte. Que l’article porte sur un sujet scientifique, pseudo-scientifique ou pas du tout scientifique, il garde ces 4 composants. Dans ce “3’ d’esprit critique”, nous allons nous intéresser à une relation qui mérite notre vigilance : la relation texte – image.

Tout d’abord, pourquoi un article, un post, un tweet sont-ils accompagnés d’une image ?

image 1 sans texte

image 2 sans texte

          L’internaute est un utilisateur du Web au centre d’un rapport de force dont il n’a pas toujours conscience, rapport de force entre les webmasters et les concepteurs des algorithmes des moteurs de recherche.

En effet, l’objectif du moteur de recherche est de fournir des résultats les mieux adaptés aux désirs et besoins du consommateur : “Le rêve du PageRank de Google est que les internautes oublient son existence” (…) Pourtant, ce rêve naïf est constamment mis à mal par les stratégies de tous ceux qui cherchent à obtenir de la visibilité sur le Web” (1).

Les algorithmes du moteur de recherche vont être régulièrement mis à jour afin de contrer les sites Web qui s’adaptent aux exigences des algorithmes pour améliorer leur classement dans la première page de résultats et rester au-dessus de la  “ligne de flottaison” (2). Les sites Web s’adaptent aux exigences des algorithmes en adoptant des stratégies de SEO ou Search Engine Optimization. Cependant, d’après Dominique Cardon,  “la plupart de ces techniques sont aujourd’hui devenues inefficaces en raison de modifications incessantes que Google apporte à l’algorithme pour décourager ceux qui essaient de tromper son classement.”

Pour faire simple : Google Search a un algorithme “vitesse” qui, aujourd’hui, favorise les sites ayant une vitesse performante de chargement des pages Web. Imaginons que la mise à jour fasse que “vitesse” favorise les sites Web les plus lents ;  l’affichage des pages Web va être ralenti volontairement. De la même manière, nous pouvons imaginer la création d’un algorithme “rose” favorisant les sites Web sur un fond rose: les sites Web vont alors être conçus en rose.

Parmi les très nombreux algorithmes de Google Search ou encore des réseaux sociaux, se trouvent ceux qui mettent en avant les pages Web – posts – tweets accompagnés d’une image de bonne qualité, pertinentes, dont le nom du fichier est personnalisé et dont les balises “alt” sont utilisées pour une meilleure indexation par les bots du moteur de recherche (3). Ainsi, la recherche d’images de Google Images permet de générer un trafic supplémentaire pour les sites Web intégrant des images de qualité et bien référencées, et affecte également leur classement dans la page de résultats. Enfin, en 2019 “Gallery Ads” (4), un nouveau format de publicités, a été déployé par Google. Il permet d’afficher un carrousel d’images en haut de la page de résultats. Les sites Web qui n’optimisent pas leurs images apparaissent donc encore plus bas qu’avant. 

          Mais arrêtons de parler technique, restons de notre côté, du côté de l’humain et de la perception. 

Oui mais alors pourquoi un article est-il toujours accompagné d’une image ?!

          C’est du marketing visuel ou picture marketing, des techniques de promotion par l’image afin de favoriser le partage de contenu, l’achat en ligne, la e-réputation. L’objectif est donc de travailler sur l’idée d’un “web affectif” (5) et sensoriel (qui génère des émotions mais qui les utilise aussi pour une meilleure économie), à travers un “design émotionnel” (6) (des pages Web mises en page dans l’intention de nous engager émotionnellement, créer des émotions positives, de la surprise, pour une expérience de l’utilisateur hautement qualitative). Les images captent l’attention de l’internaute, créent un engagement émotionnel de celui-ci et un clic, voire même un achat. Le marketing visuel conseille l’utilisation d’images car sa lecture est plus rapide que celle de mots.

https://twitter.com/le_Parisien/status/1377492734920036356

          Par exemple, ce tweet ci-dessus est accompagné d’une image qui donne envie de cliquer, elle est anxiogène, les couleurs sont sombres. A l’origine, c’est une photographie de l’AFP qui correspond exactement au contexte d’actualités https://www.gettyimages.fr/detail/photo-d%27actualit%C3%A9/aerial-view-showing-a-coffin-being-buried-at-the-photo-dactualit%C3%A9/1232047678?irgwc=1&esource=AFF_GI_IR_TinEye_77643&asid=TinEye&cid=GI&utm_medium=affiliate&utm_source=TinEye&utm_content=77643#

Mais si nous cliquons sur le tweet, l’image est différente.

https://www.leparisien.fr/societe/covid-19-face-a-la-fermeture-des-ecoles-les-francais-sorganisent-le-bresil-en-grande-souffrance-suivez-notre-direct-01-04-2021-W2K6ZNMZ5NAPJAW6JERRJTGNXE.php#xtor=AD-1481423553

Pourquoi faut-il exercer son esprit critique devant une image publiée avec un texte ? 

Image 1 avec texte

Image 2 avec texte

          Une photographie est créée par un auteur. C’est une information visuelle exprimant le discours de cet auteur. Les choix liés au cadrage, à l’angle de prise de vue, aux éléments dans le champ et à ceux laissés dans le hors-champ (donc non visibles par le spectateur), les couleurs, contrastes, le travail ou non de la lumière correspondent à un point de vue de l’auteur. Si il y a choix, il y a intention, c’est à dire la volonté de privilégier un aspect du réel plutôt qu’un autre, des éléments plutôt que d’autres, et donc des informations plutôt que d’autres. Cette intention est proposée au spectateur qui regarde l’image construite. 

Or, les articles santé, scientifiques, pseudo-scientifiques n’échappent pas à l’intégration d’image dans leur page Web. Certaines images sont directement en lien avec leur sujet traité, d’autres semblent n’avoir aucun rapport. 

Or, le lien image-sujet traité est d’abord créé par le titre qui ancre le sens de l’image (7). L’image va être vue par l’internaute, puis le titre et/ou le chapô vont être lus. Ils vont limiter la signification de l’image qui est polysémique.

          Le titre et le chapô qui accompagnent une image ont donc une fonction qui dépasse celle d’informer, de capter l’attention, d’accrocher l’internaute et de le faire cliquer : il s’agit de réduire l’incertitude de la compréhension de l’image et renforcer son unité de sens pour plusieurs personnes et ainsi limiter sa polysémie: Une image comprise par tous les internautes. 

          Cependant, cette image, affichée entre le titre et le chapô, donc vue avant que le texte soit lu, est soumise à interprétation. Pascal Moliner (8) insiste sur l’importance du contexte dans l’interprétation de l’image. Celle-ci peut être influencée par les croyances, opinions, comportements des internautes mais aussi par ceux du photographe ayant créé l’image. Ce dernier  peut être influencé par la commande de l’entreprise, sa propre volonté de répondre aux attentes des spectateurs de ses images mais également à ses propres attentes en tant que photographe, son opinion sur l’objet qu’il photographie. « La production d’une image repose elle aussi sur la mobilisation de savoirs préalables qui permettent de garantir sa compréhension ultérieure » (Moliner, 2016). Le processus interprétatif est orienté par le texte associé aux images ainsi que par l’environnement du spectateur.

Ainsi, pour une image publiée avec un texte, nous avons 3 questionnements soulevés :

  • L’intention de l’auteur au moment de sa prise de vue et de sa première  publication
  • L’intention de l’éditeur qui la re-publie accompagnée d’un titre, d’un chapô et/ou d’un texte
  • L’interprétation de l’internaute devant la photo et le titre.

Premier exemple : Un tweet posté après l’attentat du Bataclan en novembre 2015.

La recherche d’image inversée avec l’outil en ligne Tineye permet de trouver la date et la source de la première publication en ligne de l’image: soit le 20 juillet 2014 sur le site Web https://www.haber7.com/, plus d’un an avant les attentats.

https://www.haber7.com/ortadogu/haber/1182656-hamastan-gelen-haber-sevince-bogdu

L’image a été retravaillée (cadre resserré) puis stockée dans une base de données d’images Corbisimages, aujourd’hui Gettymages. Elle a été décontextualisée donc manipulée. C’est une fakenews. Selon Grégoire Lemarchand, responsable de la cellule AFP réseaux sociaux & fact-checking de 2016 à 2020, près de 50% des fakenews traitées par l’AFP sont des images.

          Nous identifions facilement cette manipulation d’image à une fakenews car elle concerne un événement à fort engagement émotionnel. Cependant, des images peuvent être manipulées sans être des fakenews. Celles-ci exigent également une vigilance de notre esprit, un entraînement quotidien à les reconnaître. L’image manipulée fait partie de notre quotidien insidieusement. 

C’est une image :

  • modifiée, retouchée
  • décontextualisée
  • dont son sens est faussé par la modification de la légende ou du texte qui l’accompagne.

Exemple suivant : Il s’agit d’une image illustrant un article du site Web  “Marie-Claire”.

La recherche par le nom de l’auteur a permis de retrouver sa première publication et donc son intention de création lors de cette publication. L’auteur, Yuliia Chyzhevska, dont le nom est mentionné sous la photographie, est photographe et vend ses photos dans une base de données “Dreamstime”, même sorte de base de données que Gettymages pour la photographie précédente.

Son intention de prise de vue accompagne la photographie. Elle est proposée comme conseil d’utilisation. Les termes de l’intention qui est en fait le titre ainsi que les mots-clés de l’image sont utilisés par le moteur de recherche interne de la base de données pour proposer l’image à l’utilisateur.

“Shopping cart on trendy coral color background. Minimalism style. Shop trolley at supermarket. Sale, discount, shopaholism concept,  Consumer society trend” 

Soit “Caddie sur arrière-plan couleur tendance corail.  Style minimalisme. Caddie au supermarché. Soldes, remise, dépendance au shopping, tendance de la société de consommation”.

https://www.dreamstime.com/shopping-cart-trendy-coral-color-background-minimalism-style-shop-trolley-supermarket-sale-discount-shopaholism-concept-image155414431

Or, le contexte de création est différent du contexte de publication sur le site Web Marie-Claire, donc l’image a été décontextualisée : l’image est manipulée, l’internaute aussi.

          L’esprit critique ne s’exerce pas que sur l’information textuelle, il doit aussi s’exercer sur l’information visuelle qu’est l’image ainsi que sur l’”intéraction texte-image dans les environnements multimodaux” tels que sites Web, réseaux sociaux, plateformes de partage.

Qu’est ce qui prouve qu’on est manipulé ?

          Durant l’année 2020-2021, lors de formations sur « la lecture critique de l’image », nous avons demandé à 24 professeurs documentalistes d’interpréter l’image seule, puis, après avoir découvert le titre, de l’interpréter à nouveau avec le titre. Les réponses rédigées ont été analysées par le logiciel d’analyse sémantique TROPES. Un graphique a été créé à partir des mots utilisés (adjectifs, substantifs).

Les adjectifs et substantifs en bleu sont ceux appartenant aux analyses de l’image seule.

Ceux en rouge appartiennent aux analyses de l’image avec le titre.

Le vocabulaire est modifié, de nouveaux termes apparaissent, d’autres disparaissent. L’image n’a plus le même sens pour les lecteurs.

          Si vous voulez réutiliser ces images pour des activités, voici les sources :

Le caddie rose

La COVID 19 :

Image sur le thème des attentats de 2015

SOURCES

(1)  Cardon, Dominique. (2015) A quoi rêvent les algorithmes ? Seuil. 106 p.

(2)“ La ligne de flottaison” est la limite inférieure de l’image de la page Web vue par l’internaute. Cette limite est définie par le cadre de l’écran. La taille de la page Web (en tant que document) est plus grande que la taille de l’écran, la page Web continue donc au-delà de cette ligne de flottaison mais nécessite de scroller. Être positionné au-dessus de cette ligne permet au site Web d’être vu tout de suite par l’internaute. 

(3) Tous les conseils sont listés par Google https://developers.google.com/search/docs/advanced/guidelines/google-images?hl=fr

(4) https://support.google.com/google-ads/answer/9430978?hl=fr

(5) Alloing Camille; PIerre Julien (2017). Le Web affectif ; une économie numérique des émotions. Bry sur Marne : INA, 120 P.

(6) Walter Aarron. (2014) Design émotionnel. Paris : Eyrolles. 109 p.

(7) Barthes, Roland.(1964) Rhétorique de l’image in Communication 4.

(8) Moliner, Pascal. (2016) Psychologie sociale de l’image.  Fontaines : Presses universitaires de Grenoble. 166 p.